- SOCIALISTES (ART DANS LES PAYS)
- SOCIALISTES (ART DANS LES PAYS)L’étude des arts plastiques: peinture, sculpture, architecture, dans les pays socialistes ne peut être abordée avec les critères habituels de l’histoire de l’art, puisque, à chaque moment du développement esthétique, il faut confronter les réalisations au contexte politique et aux prises de position idéologiques des dirigeants comme des artistes, que ce soit en U.R.S.S., en Chine ou à Cuba. On a étudié l’art dans les pays socialistes jusqu’en 1979. Le recours à la théorie marxiste, en matière d’esthétique, peut s’effectuer de deux manières: comme méthode sociologique critique au travers de laquelle on juge et on analyse l’éclosion et la nature des œuvres réalisées; ou comme doctrine normative qui dicte aux artistes les critères de production. On constate que l’apparition des prescriptions dogmatiques correspond à un durcissement des options politiques et que la doctrine du réalisme socialiste transforme en critère impératif les constatations sociologiques du marxisme sur les conditions de création et de perception artistiques. Le maintien du dynamisme dans le processus politique d’un État révolutionnaire semble rester la seule garantie pour la plus grande liberté en matière de création plastique.Le théâtre occupe, dans la culture des pays socialistes d’Europe, une place éminente et privilégiée. Bien que leurs traditions nationales en ce domaine ne remontent dans la plupart des cas qu’au XIXe siècle, l’insistance a été mise partout sur l’implantation de structures théâtrales solides, sur le développement de l’enseignement dramatique, sur l’exploitation systématique des patrimoines locaux (fussent-ils folkloriques) et la diffusion du répertoire classique mondial. D’un pays à l’autre, il va de soi que les disparités sont considérables et les problèmes posés différents, mais l’effort consenti dans chacun d’eux est d’une importance similaire et obéit à un souci idéologique du même ordre: c’est que le théâtre, art social par excellence, a paru susceptible de se prêter à une planification rigoureuse et plus facile à mettre en œuvre que dans les autres secteurs de la création. Point culminant de l’activité culturelle, il offre à un public nombreux la possibilité de se distraire, mais surtout de s’éduquer, de réfléchir, de stimuler son action. Appelé à jouer un rôle positif dans la construction du monde nouveau, il reçoit par conséquent de vastes moyens pour étendre son audience et élargir le champ de ses recherches. Le théâtre appartient en effet exclusivement à la société qui le produit et pour laquelle il s’exerce: il n’y a pas de place, en pays socialiste, pour un secteur théâtral privé qui obéisse à des lois de marché ou qui permette aux créateurs de libérer leur individualité sans considération de l’intérêt général. Tout l’appareil de production est entre les mains de la collectivité, ce qui ne va pas toujours sans poser des problèmes à une époque où la circulation des images et des idées connaît une telle ampleur à travers le monde et où la sensibilité collective évolue si vite qu’il est difficile de déchiffrer les voies de la modernité.« De tous les arts, le plus important »: cette définition de Lénine concernant le cinéma a fait fortune. Elle s’est traduite, dès la prise de pouvoir, dans les divers régimes socialistes, par la nationalisation de l’industrie cinématographique, au triple niveau de la production, de la distribution et de l’exploitation. Les cinémas socialistes d’Europe se sont trouvés longtemps étroitement dépendants des fortunes du cinéma de l’Union soviétique. Les vicissitudes de la politique ont inévitablement rejailli sur la création, sur le choix des sujets et des techniques. On étudiera ici principalement les deux cinématographies qui, après 1956 et le rapport Khrouchtchev, ont su imprimer un ton original à leur production, celles de Hongrie et de Tchécoslovaquie. Des pays socialistes non européens, il conviendrait de mentionner Cuba, plus important pour le rôle d’agent de liaison qu’il joue entre les jeunes cinématographies d’Amérique latine que pour ses vertus propres: le modèle reste strictement européen, conservateur, comme dans le très esthétisant Lucia (1969). La Chine, longtemps absente de l’échiquier cinématographique international pendant la révolution culturelle, a entrepris, au cinéma comme dans les autres domaines, une ouverture internationale sans pour autant que se relâche une seconde le contrôle idéologique des instances supérieures. Le cinéma d’animation reste le domaine où l’artiste s’exprime avec le plus de liberté.1. Les arts plastiquesL’épanouissement de l’avant-garde russe de 1910 à 1922Parallèlement au bouillonnement social qui agite la Russie du début du XXe siècle et qui culmine dans la révolution sociale de 1917, les arts plastiques connaissent en ce pays un développement remarquable, sous l’influence du fauvisme et du cubisme (Matisse, Bonnard, Picasso) introduits par les collectionneurs Stchoukine et Morosov. Kasimir Malevitch, d’abord marqué par l’académisme, fauve de 1906 à 1912, inaugure ensuite une première période cubiste: dans ses œuvres, les personnages et les objets sont réduits aux volumes primordiaux. Influencé à partir de 1913 par le cubisme analytique de Picasso, il crée le Carré noir sur fond blanc, première œuvre suprématiste. S’opposant à toute conception utilitariste de l’art, insistant sur son caractère subjectif et désintéressé, il affirme « la suprématie de la pure sensibilité dans l’art [...] La sensibilité est la seule chose qui compte dans l’art » (Die gegenstandlose Welt, 1927). Il croit à cette mystique du sentiment parce qu’un assemblage élémentaire de formes, plus que tout autre objet concret, possède le pouvoir de libérer l’imagination. Proche de Malevitch par l’esprit et l’inspiration, El Lissitzky, auteur d’un conte suprématiste, L’Histoire de deux carrés, se rapproche en 1919 de l’école constructiviste. Sous ce nom sont réunis, à l’origine, de jeunes artistes révolutionnaires, dévoués aux idées sociales, soucieux de construire des objets utiles. Vladimir Tatlin imagine en 1920 un projet de monument pour la IIIe Internationale (cf. CONSTRUCTIVISME, illustration). Mais, à côté de ce constructivisme « engagé », il faut distinguer l’orientation plus strictement esthétique des frères Pevsner (Naum Gabo et Anton Pevsner) qui, par leur Manifeste réaliste de 1920, affirment que la révolution dans les arts suppose la liberté totale de l’artiste. Sculpteurs, ils voient surtout dans le constructivisme l’intégration de l’espace et de l’air dans l’économie de l’œuvre: « Une sculpture n’est pas une réalité en soi; elle doit s’intégrer dans l’espace, se l’approprier par tous les moyens. Le volume n’est pas la seule expression spatiale. » Leurs idées seront reprises par les architectes. Naum Gabo et Anton Pevsner recommandent encore l’emploi de matériaux transparents, verre ou plastique. Le recours au cinétisme, afin que « les éléments de l’art [aient] leur base dans la rythmique dynamique », introduit dans l’œuvre d’art le temps réel, et non la simple suggestion du temps par le mouvement statique d’une ligne ou d’une forme.Rien de marxiste, apparemment, dans ces écoles ou manifestes en « isme «: le rayonnisme de Larionov, le cubo-futurisme, le fonctionnalisme, le non-objectivisme de Rodtchenko. Du spirituel dans l’art, de Kandinsky, qui rentre à Moscou en 1914, développe des idées esthétiques plus mystiques et idéalistes que matérialistes.Pourtant, entre 1921 et 1928, on retrouve Tatlin, Malevitch, Matjuschin, Filonov, Mansourov, Pougny dans un Institut de culture artistique. De 1922 à 1928, Mansourov, peintre rigoureusement abstrait, dirige une section expérimentale au musée de Culture de l’art. Chagall est nommé en 1917 commissaire des Beaux-Arts pour le gouvernement de Vitebsk et fonde une académie. Kandinsky fonde l’Académie des arts et sciences et la dirige jusqu’en 1922; en 1919, Kandinsky, Tatlin et Malevitch font partie du Bureau international des arts qui prépare, avec Lounatcharski, le premier Congrès international des arts nouveaux. Il n’aura d’ailleurs pas lieu.Comment expliquer alors que ces artistes futuristes (le terme de l’Italien Marinetti sera repris en U. R. S. S.; particulièrement par le poète Maïakovski) se retrouvent sur le même chemin que les révolutionnaires de 1917? Même les plus opposés à l’idéologie marxiste ont conscience que, par la création d’un art nouveau, ils collaborent à la transformation révolutionnaire de la vie: en tant qu’artistes, ils accomplissent une révolution esthétique parallèle à la révolution politique qui bouleverse l’ancien ordre social; les peintres décorent les rues avec d’immenses toiles non figuratives. Le mystique Malevitch disait, en 1920, que « la Révolution n’est rien d’autre qu’une nouvelle énergie économique mouvant la Révolution universelle », ou encore: « Le cubisme et le futurisme ont été en art les formes révolutionnaires qui ont annoncé la Révolution politique et économique de 1917 » (cité par J. Berger, in Art et révolution ). Tatlin donne ainsi à la spirale de son projet concernant la IIIe Internationale une signification symbolique: « la ligne du mouvement de l’humanité libérée » (A. Kopp).L’architecture révolutionnaire soviétique de 1925 à 1932On retrouve en architecture le même esprit: comme l’écrit Anatole Kopp, « ce sont des formes nouvelles qui, seules, peuvent traduire les rapports sociaux nouveaux fondés sur l’esprit collectif, l’abolition de l’exploitation et la planification économique » (Ville et révolution ). Le pavillon de l’U.R.S.S. à l’Exposition des arts décoratifs de Paris (1925), conçu par Melnikov, parce qu’il rompt avec l’architecture prérévolutionnaire, marque la naissance de l’architecture soviétique d’avant-garde. À la différence des peintres ou des sculpteurs, les architectes, sans doute parce que l’utilité de l’œuvre créée est essentielle à l’architecture, manifestent des préoccupations socialistes constantes, au sein de l’Association des architectes contemporains (1926-1932), qui défend une architecture sociale et rationaliste, ou de l’Association des nouveaux architectes (Asnova), moins importante, qui regroupe des hommes comme Lissitzky, Ladovsky, Dokoutchariev ou Melnikov. Ce dernier avait participé en 1920 à la création du Vhutemas (faculté d’architecture), mais il se distingue surtout par ses clubs ouvriers et sa propre maison, critiquée plus tard comme « formaliste et bourgeoise ». De 1925 à 1931, la combative revue L’Architecture contemporaine , dans laquelle écrivent Moize Guinzbourg, les frères Victor et les frères Vesnine, participe à la recherche des principes fondamentaux d’une architecture propre à une société neuve. La référence des architectes d’avant-garde au constructivisme est au moins autant idéologique qu’esthétique. S’il s’agit toujours, comme pour les sculpteurs, de créer des formes dont les structures naissent du mariage du volume et de l’espace, et non de la seule masse, il s’agit aussi de créer un nouveau type d’habitat. À partir de 1927-1928, des architectes comme Leonidov imaginent des villes entièrement nouvelles conçues pour le confort et la satisfaction des travailleurs. Mais « c’est au moment, écrit Kopp, où l’on a enfin besoin des architectes non plus pour rêver de l’avenir, mais pour bâtir dans le présent qu’ils s’avèrent parfois détachés des idées concrètes et surtout insuffisants en nombre et en expérience ». À partir de 1927, les projets deviennent de plus en plus irréalistes, voire irréalisables. À cette date, le projet de Leonidov pour l’institut Lénine est refusé sous l’influence des passéistes. Le même sort est réservé à son projet de palais de la Culture en 1930. S’il est vrai qu’à cette époque l’effort entrepris dans le cadre du plan quinquennal et les difficultés économiques expliquent l’opposition du pouvoir aux « rêves » des architectes d’avant-garde, il est certain que, idéologiquement, le pouvoir est décidé à mettre au pas architectes et urbanistes, comme il avait commencé à le faire en 1922 pour les peintres et les sculpteurs. Dès 1930, le Vopra (Union des artistes prolétariens) déclenche ses attaques contre les modernistes au nom du réalisme socialiste. Les architectes sont accusés de montrer une foi aveugle en la toute-puissance de la technique – alors que c’est sur ce point qu’on pourrait leur reprocher leur manque de « réalisme ». On procède en 1932 à l’unification forcée des organisations littéraires et artistiques.Réalisme, stalinisme, jdanovismeOn se tromperait si l’on pensait que les tendances réalistes jaillirent ex nihilo après la mort de Lénine et que le réalisme socialiste naquit seulement en 1934, lors du premier Congrès des écrivains soviétiques. Théoriquement, ce qui deviendra plus tard le jdanovisme se manifesta bien avant 1917, puisque Plekhanov considérait que l’art, « moyen d’enseignement du marxisme », devait être « clair, réaliste et didactique ». Dès Octobre, aux côtés des futuristes, des tendances « prolétariennes » se font jour: le Proletkult se manifeste à l’époque, dans le domaine pictural, à travers les groupes Quatre Arts et Ost. Retrouvant la tradition réaliste de Repine, Sourikov et Ivanov, le groupe des Pieriedvijniki (vagabonds) reprend en 1922 son activité publique dans le cadre de l’Association des peintres de la Russie révolutionnaire (A.C.H.R.R.). À partir de 1920, des groupes se réclamant du réalisme révolutionnaire et prolétarien pullulent: Novaïa Organizatsia Jivopistvov, Kroug houdojnikov, Oktiabr, etc.Lénine, pour lequel la future culture socialiste devrait réaliser l’absorption critique de la culture « bourgeoise », reprochait aux adeptes du Proletkult de vouloir faire table rase du passé. Mais il comprenait mal les futuristes, et après 1917 il ne cessa de souhaiter la vulgarisation de la culture, donc un art qui soit compris des masses populaires. Jusqu’en 1922, Lounatcharski défend les futuristes, mais il pense que l’art sera pratiqué bientôt par « les gens de la classe ouvrière et paysanne ». En 1925, à l’occasion de l’Exposition des arts décoratifs à Paris, il écrit: « L’engouement excessif pour l’art analytique dans la direction du futurisme, du cubisme et du suprématisme ne s’est pas montré conforme aux exigences du pays. » Mais en même temps, en 1926, dans un texte intitulé Soyons prudents vis-à-vis de l’art, il lance un avertissement: « Qu’on ne rejette pas au nom du niveau esthétique actuel des masses populaires les œuvres d’art difficiles qui, dans une dizaine d’années peut-être, seraient compréhensibles et très proches à tout le monde. »Pourtant, le stalinisme aidant, le vent souffle dans le sens d’un art prolétarien, immédiatement accessible au peuple, et en 1934 le point de vue de Jdanov et de Gorki triomphe. À cette date, on peut, avec S. Morawski, résumer ainsi l’essentiel du réalisme socialiste: l’art a pour objet la vie contemporaine sous toutes ses formes; le réalisme est la forme la meilleure et la plus efficace du point de vue esthétique; à ces conditions, l’art peut exercer une action morale positive. S’il faut attendre 1946 pour que Jdanov théorise son esthétique en matière picturale, dès 1931 il parle non seulement de ce qui existe en matière artistique, mais de ce qui doit être, et une production réaliste socialiste est en fait apparue dès la révolution.Avant 1922, parmi les œuvres répondant à ces critères, on peut citer les affiches de Deni et Moor, les dessins graphiques de Favorski et Shterenberg, les sculptures de Chadr et Moukhina, les tableaux de Deïneka et Pietrov-Vodkine. La thématique s’oriente, après 1923, vers la glorification de l’Armée rouge, du paysan, de l’ouvrier, des sports, de la famille. On relève alors les noms de Nestervo, Koutchalevsky, Chimarinov, Levitine, mais surtout de Guerassimov, surnommé le « prince du réalisme socialiste », auteur du célèbre portrait de Staline et Vorochilov au Kremlin (1938), et de Brodsky, élève de Repine, auteur de toiles chantant les grandes heures de la vie de Lénine: il dirige l’Académie, rétablie en 1932 en même temps qu’un syndicat des artistes qui regroupe autoritairement les travailleurs intellectuels. On assiste au même processus en sculpture: à côté d’un Konenkov qui s’inspire du folklore national, et d’un Vataghin qui se consacre aux animaux, on peut encore citer Maniser, Tomski, Kibalnikov, Nikogossian, et Chadr qui fut l’un des premiers à s’intéresser aux sujets populaires après la révolution.Le siège de l’Intourist, construit par Joltovski, marque, en 1932, le tournant de la « nouvelle architecture », caractérisée par les colonnades, la grandiloquence et le pompiérisme antiques. Que penser du projet pour le palais des Soviets, de Gelfreich et Roudnev, pièce montée de 320 mètres de haut, qui supplanta la belle maquette de Guinzbourg? 1934, création de la nouvelle Académie d’architecture; 1935, observations du comité central sur le plan de reconstruction de la ville de Moscou; 1937, premier Congrès des architectes soviétiques: « Dans le domaine de l’architecture, le réalisme socialiste signifie l’union intime de l’expression idéologique et de la vérité de l’expression artistique, ainsi que l’effort d’adaptation de chaque édifice aux impératifs techniques, culturels ou utilitaires qui sont les siens. » Il s’agit surtout de revenir à un style monumental grandiose qui exalte le régime, le parti, la patrie.Petit à petit, l’avant-garde s’est évanouie: Tatlin se tourne vers la céramique et le théâtre, Lissitzky rédige des catalogues d’exposition et illustre des livres pour enfants; Gabo, Malevitch, Kandinsky et Chagall quittent le pays. Après la guerre, le jdanovisme proprement dit triomphe (1946-1948): l’art est alors identifié rigoureusement avec la propagande, et il n’est plus question d’admettre l’art expérimental que Gorki ou Lounatcharski n’avaient jamais condamné. C’est désormais le langage esthétique du XIXe siècle qui est supposé seul pouvoir être compris des masses. Dimitrov exprime bien ce point de vue officiel, quand il écrit, par exemple: « Nous accordons une très grande importance à ce que les peintres représentent le nouveau type de jeunes des brigades de construction, le nouveau type d’ouvriers de choc » (cité par Raymonde Moulin).Pourquoi le réalisme socialiste?L’existence de la tradition réaliste et nationale du XIXe siècle peut expliquer qu’une école du XXe siècle y puise son inspiration, mais ne suffit pas à justifier la résurgence, après 1922, d’un système esthétique qui étouffe tous les autres. John Berger propose une interprétation sociologique intéressante du cubisme, capable de rendre compte du parallélisme de la révolution futuriste des années 1910-1920 en esthétique et de la révolution politique. Le cubisme marquerait la fin de l’ère capitaliste, de l’individualisme et de l’utilitarisme, parce qu’il rejette « la manière d’aborder le sujet qui prévalait depuis la Renaissance ». De la même façon, l’apparition du réalisme socialiste s’explique par la montée au pouvoir de la bureaucratie sur laquelle s’édifie le système stalinien après 1923. Le choix de la théorie du socialisme en un seul pays (socialisme national) contre la conception trotskiste de la révolution permanente (socialisme internationaliste) se traduit, dans le domaine des arts, par le retour à l’esthétique nationaliste et réaliste du XIXe siècle, la seule qui soit immédiatement compréhensible par la masse.La conception stalino-jdanovienne de l’art repose sur une observation sociologiquement juste: certains travaux de la psychologie expérimentale confirment que, spontanément, l’homme adulte préfère les œuvres « qui représentent quelque chose » aux œuvres abstraites. Mais, à la différence des révolutionnaires de 1917, les staliniens ne se proposent plus de changer les conditions dans lesquelles le public fait l’apprentissage de l’œuvre d’art; ils recourent, par souci d’« efficacité » immédiate, à l’art légué par l’ancienne société de classes. Autrement dit, le fondement socio-esthétique de la conception réaliste socialiste se transforme en principe autoritaire normatif. Qui dit règles, dit académisme. Si le système stalinien a engendré un art conformiste et non révolutionnaire, c’est sans doute parce que le système politique avait cessé d’être révolutionnaire.La critique marxiste du concept de culture prolétarienne qui sous-tend les propos des partisans du réalisme a été formulée vigoureusement par Trotski dès 1924 dans Littérature et révolution, dont les conclusions sont valables pour les arts plastiques. Pour lui, ce concept même n’a aucun sens puisque la phase de transition socialiste doit être la plus courte possible, et la société future sans classes engendrera une culture ni prolétarienne ni bourgeoise, mais simplement humaine. Les constructeurs du communisme ne sauraient donc forger une culture prolétarienne qu’il faudra ensuite détruire.Après la « déstalinisation »Le réalisme socialiste fut, après la Seconde Guerre mondiale, importé dans les démocraties populaires avec la plus grande rigueur et s’y développa, comme en U.R.S.S., jusqu’au XXe congrès du P.C.U.S. de 1956. Mais après cette date les diatribes de Khrouchtchev contre l’art abstrait (cf. son « Discours contre l’art abstrait » du 8 mars 1963) ont montré que, sur le plan esthétique, rien n’était changé pour l’essentiel. Comme le remarque R. Moulin, une certaine « décompression » a favorisé l’évolution des sujets et des formes (paysages expressionnistes et impressionnistes, par exemple), mais rien n’a permis aux artistes de briser le carcan académique. Sur le plan théorique, une certaine ouverture a suivi le XXe congrès. Le Polonais S. Morawski redonne au marxisme, en esthétique, une fonction essentiellement critique et sociologique. Mais pour lui le réalisme socialiste avait représenté, dans ses débuts, un art nouveau dont la théorie et les objectifs ont dégénéré sous Jdanov. Il ne remet pas en cause ce qui rend bancale la doctrine dans ses fondements: le réalisme comme catégorie prescriptive et impérative. Son apport esthétique représente une forme de néo-stalinisme à mettre en parallèle avec le néo-stalinisme politique après 1956.À y regarder de près, les conceptions esthétiques de Mao Zedong se distinguent peu de l’orientation jdanovienne. Dès janvier 1940, Mao affirmait: « Nous voulons une nouvelle culture nationale chinoise pour éliminer la vieille culture au service de la vieille politique » (« La Démocratie nouvelle »). Parce qu’il reprend au pied de la lettre l’idée léniniste de la culture « reflet, sur le plan idéologique, de la politique et de l’économie d’une société donnée », Mao pense que la culture nouvelle doit être « au service de l’économie et de la politique nouvelles ». C’est essentiellement dans les « Interventions aux causeries de Yan’an sur la littérature et sur l’art » (1942) que Mao a donné l’ensemble de ses vues sur la question. Si son analyse repose, pour l’essentiel, sur le concept de culture prolétarienne, elle se sépare pourtant de la version stalinienne sur un point: le problème de la qualité artistique. « Les œuvres qui manquent de valeur artistique, quelque avancées qu’elles soient au point de vue politique, restent inefficaces. C’est pourquoi nous sommes à la fois contre les œuvres d’art exprimant des vues politiques erronées et contre la tendance à produire des œuvres du « style de slogan ou d’affiche » où les vues politiques sont justes, mais qui manquent de force d’expression artistique. » Problème insoluble, en fait, puisque l’appréciation qualitative est, par nature, subjective.La lecture des minutes des trois importants Congrès des travailleurs intellectuels et artistiques qui eurent lieu en 1949, 1953 et 1960 montre que les conceptions esthétiques officielles de la Chine évoluèrent peu, après avoir été fixées une fois pour toutes par Mao en 1942. Expliquer pourquoi les Chinois sont restés fidèles au réalisme jdanovien revient à expliquer pourquoi, après le XXe congrès du P.C.U.S., ils sont restés fidèles à l’effigie de Staline, alors que bien des traits de la politique chinoise, en particulier internationale, sont antistaliniens. Nous renvoyons sur ce vaste point de politique générale à La Chine de Mao de K. S. Karol (1966): il s’agit surtout pour les dirigeants chinois de ne pas permettre que le doute vienne détruire la confiance de la masse pour ce qui lui a été toujours présenté avant 1956 comme la vérité idéologique. C’est avec la révolution culturelle de 1966 que les options esthétiques évoluent, mais dans le sens d’un durcissement encore plus grand. Il s’agit alors « de créer des types, et non pas de s’en tenir à des personnages et à des événements réels ». On a peu d’informations sur les tendances non orthodoxes en Chine, mais, sur le plan plastique, on devine que les conceptions officielles n’encouragent pas les recherches formelles. Déjà, en 1942, Zhou Yang avait dû mettre bon ordre à la prolifération de peintures abstraites à l’académie des beaux-arts Luxun. En 1966, les peintures données en exemple s’intitulaient Mon pinceau est une arme, Une récolte abondante, Les communes populaires sont excellentes (Du Zhilian), et Liu Zhigui, comptable de sa brigade de production, auteur d’une Moisson en images et de Ne mangez pas les tiges de maïs, affirme que la peinture est l’un des stimulants moraux « au service de la politique du prolétariat et de l’édification socialistes ». Le durcissement de 1966 se traduit par une attention plus grande accordée au jugement critique et au travail créateur des « ouvriers, paysans et soldats », mais aussi, par un refus, allant jusqu’à la destruction, de la culture ancienne, ce qui n’est pas du tout conforme aux principes de Lénine, ni même de Mao.Le « libéralisme » cubainIl en allait tout autrement à Cuba où le libre exercice de la création artistique soulignait l’originalité du régime de Fidel Castro et a séduit particulièrement les intellectuels d’Europe. Il faut attendre avril 1961 pour que la révolution cubaine soit officiellement baptisée « socialiste «: après la victoire de 1959, intellectuels et artistes trouvent d’emblée le climat révolutionnaire propice à une création libre. Si, à partir de 1961, les « stalinistes » de l’ancien Parti socialiste populaire tentent de rendre plus dogmatiques les orientations tant esthétiques que politiques du régime, Fidel Castro apporte en juin 1961, dans ses « Paroles aux intellectuels », sa caution à la liberté formelle. Pour lui, c’est aux révolutionnaires que revient la tâche de montrer par les faits, aux artistes comme au peuple, l’excellence du système politique qu’ils construisent, mais en contrepartie la révolution garde le droit d’apprécier les œuvres « à travers le prisme révolutionnaire «: « Quels sont les droits des écrivains et des artistes révolutionnaires et non révolutionnaires? Au sein de la Révolution, tous; contre la Révolution, aucun. »En 1963, dans une interview à Claude Julien, Castro rappelait son goût pour l’art abstrait. En 1965, Ernesto « Che » Guevara, dans Le Socialisme et l’homme à Cuba, parlait ainsi du réalisme socialiste: « On cherche à se mettre au niveau de ce que tout le monde comprend, c’est-à-dire de ce que comprennent les fonctionnaires. On annihile l’authentique recherche artistique et le problème de la culture générale se réduit à une appropriation du présent socialiste et du passé mort [par conséquent inoffensif]. C’est ainsi que naît le réalisme socialiste sur les bases de l’art du siècle passé. Mais l’art réaliste du XIXe siècle est aussi un art de classe, plus purement capitaliste que cet art décadent du XXe siècle, où transparaît l’angoisse de l’homme aliéné [...]. Mais pourquoi prétendre chercher dans les formes figées du réalisme socialiste l’unique recette valable? » La révolution cubaine semble faire confiance à la possibilité pour le peuple de progresser dans son apprentissage culturel, porté par le dynamisme de la révolution. On mesure tout ce qui sépare, sur ce plan, les Cubains des Soviétiques staliniens, lorsqu’on lit encore chez Guevara: « Les révolutionnaires qui chanteront l’homme nouveau avec l’authentique voix du peuple viendront. C’est un processus qui demande du temps. » Les Cubains sont donc opposés à tout nivellement esthétique « par le bas »; ils retrouvent ainsi le point de vue du dramaturge allemand Bertolt Brecht, qu’on ne peut suspecter d’anticommunisme: « Ce qui serait démocratique, ce serait d’arriver à faire du « petit cercle des connaisseurs » un grand cercle des connaisseurs. »Il est certain que les peintres et artistes cubains trouvent leurs racines culturelles dans un héritage bien différent de celui qui fut légué aux Soviétiques des années 1920, avec l’œuvre volontiers surréaliste d’un Wifredo Lam, marquée par la culture nègre, ou l’œuvre baroque d’un Portocarrero. Après une phase abstraite qui s’achève en 1963 par une exposition entièrement consacrée à des œuvres non figuratives, la production picturale cubaine s’oriente avec Antonio Eiriz vers l’expressionnisme abstrait, ou, avec Raúl Martínez, vers l’intégration de procédés du pop’ art utilisés dans un sens « antiyankee ». Angel Acosta Léón ou Servando Cabrera Morenón ne négligent pas les éléments figuratifs; pourtant cela ne signifie pas le retour au réalisme, mais un recours aux formes les plus récentes, au service de la représentation ironique de la vie quotidienne ou des événements nationaux.Le grand élan révolutionnaire de 1966-1967, marqué sur le plan politique par la Conférence tricontinentale, la conférence de l’O.L.A.S. et la tentative de Guevara en Bolivie, ne fait que renforcer cet art plein d’imagination et de vie: dans l’exposition de juillet 1967, « Peintres et guérillas », le superman de Salvador Corratge défie les États-Unis, tandis que la série obsédante de portraits du « Che » par R. Martínez présente, selon le mot de G. Gassiot-Talabot, « le prototype de ce que peut faire un artiste incontestablement doué dans une société qui sollicite sa participation efficace ».Même originalité en architecture. Dès 1959, le gouvernement révolutionnaire s’est préoccupé d’encourager l’urbanisme social, bien représenté par les logements ouvriers des grands centres de l’île, et particulièrement le quartier dit « Havane de l’Est » dans la capitale. L’intérêt du gouvernement pour l’orientation sociale de la recherche en architecture a été officiellement consacré par les interventions de Castro, de Guevara et du président Oswaldo Dórticos, à l’occasion du VIIe congrès de l’Union internationale des architectes, en 1963. Mais les manifestations les plus originales restent le monument aux martyrs étudiants, et surtout l’école nationale des Arts plastiques de Cubanacàn, conçue par Ricardo Porro, dont chaque bâtiment, réservé à une discipline particulière, ressemble à un sein de mulâtre. L’ensemble, construit à l’emplacement de l’ancien Country Club, s’harmonise agréablement avec le paysage tropical.Il serait faux de penser que l’ensemble de la politique culturelle cubaine a évolué sans heurts, mais même l’offensive de l’armée en 1968, qui s’est répercutée sur le plan de l’expression poétique lors de l’affaire Padilla, les signes d’une exigence idéologique et dogmatique plus grande ne semblent pas avoir affecté la libre expression plastique. Il est certain que le mot de Castro de 1961: « Dans la Révolution, tout; contre la Révolution, rien », laisse la porte ouverte à tous les excès, si on l’interprète: « Dans la ligne des dirigeants, tout; contre elle, rien. » Or cette ligne peut s’être durcie depuis 1961. Précisément, sur le plan culturel, les dirigeants ont demandé aux artistes un engagement de plus en plus grand, au fur et à mesure de la radicalisation du processus révolutionnaire, tout en leur laissant la plus grande liberté formelle. L’expérience cubaine jusqu’en 1968 est particulièrement révélatrice: la liberté de création artistique est d’autant plus grande que la révolution conserve un dynamisme qui inspire l’artiste sans qu’il soit besoin de lui imposer un programme. En même temps que ce dynamisme se maintient, l’apprentissage culturel du peuple s’approfondit. L’expérience soviétique, au contraire, montre que le raidissement esthétique correspond à l’abandon des objectifs révolutionnaires en politique. En ce domaine, le dernier mot revient au marxiste italien Gramsci qui écrivait: « Si l’art éduque, il le fait en tant qu’art et pas en tant qu’art éducatif, car s’il est art éducatif, il cesse d’être art, et un art qui se nie lui-même ne peut éduquer personne. »2. Le théâtreDonnées numériquesS’il existait une constante qu’on pût relever dans tous les pays socialistes européens sans exception, c’était bien un développement quantitatif du théâtre considérable, qu’il s’agît du nombre des salles et des troupes ou de la fréquentation du public. Quelques chiffres permettent de saisir l’importance de cette expansion. En U.R.S.S., d’abord, il y avait dans les années 1970 500 théâtres professionnels permanents (au lieu de 150 avant 1917) et plus de 125 000 troupes d’amateurs qui réunissaient une dizaine de millions de participants: si l’Arménie pouvait se prévaloir d’une tradition théâtrale pour le moins aussi ancienne que celle de la Grèce, des pays comme la Bouriatie, la Yakoutie ou le Kazakhstan sont littéralement nés à l’art dramatique depuis la révolution; chaque république possède son théâtre national et des dizaines de troupes itinérantes, qui utilisent quarante-cinq langues autres que le russe.Même phénomène dans toute l’Europe de l’Est. En République démocratique allemande, 51 troupes dramatiques, 45 troupes lyriques, 41 corps de ballets, 4 théâtres pour l’enfance, qui exerçaient leur activité sur 81 scènes. En Bulgarie: 32 théâtres dramatiques, 6 lyriques, 13 théâtres de marionnettes, et près de 5 000 troupes d’amateurs. En Pologne: 68 théâtres dramatiques, 8 opéras, 7 théâtres d’opérette, 24 théâtres de marionnettes, plusieurs centaines de troupes d’amateurs, dont 128 constituées d’étudiants; le théâtre professionnel disposait de 75 scènes. En Hongrie: 25 théâtres. En Roumanie, 42 théâtres dramatiques (dont 11 à Bucarest et 31 dans le reste du pays), 5 théâtres lyriques, 13 d’opérette et de variétés, 22 de marionnettes; plus de 80 compagnies en activité dans ces salles qui rassemblaient ainsi près de 10 millions de spectateurs par an. En Tchécoslovaquie, outre deux théâtres régionaux itinérants qui avaient leur point d’attache l’un à Prague et l’autre à Bratislava, et qui desservaient 2 450 localités, on comptait 103 compagnies professionnelles qui jouaient dans 83 théâtres (dont 15 troupes permanentes de marionnettes, 13 de théâtre lyrique, 10 d’opérette, 4 de théâtre pour l’enfance); 12 000 amateurs faisaient de l’art dramatique et 1 800 du théâtre de marionnettes. En Yougoslavie enfin, il y avait 52 théâtres, 10 opéras, 2 théâtres d’opérette, 9 de marionnettes, 6 théâtres pour l’enfance et 4 pour la jeunesse, sans compter environ 2 000 compagnies d’amateurs.Si des données statistiques précises manquent pour la Hongrie, il y a tout lieu de croire qu’elles fourniraient des chiffres du même ordre. Il faut noter que le théâtre atteignait, dans toutes les républiques socialistes multinationales, les publics les plus divers du point de vue linguistique: à titre d’exemple, on peut signaler qu’il existait en Roumanie, pour 33 théâtres de langue roumaine, 6 qui s’exprimaient en hongrois, 2 en allemand et 1 en yiddish; et que chacune des républiques yougoslaves avait son théâtre national et ses troupes permanentes. Un peu partout, enfin, on entend essentiellement par « opérette » des spectacles musicaux issus du folklore local et qui mettent en œuvre les ressources propres à la technique du théâtre.Structures de la vie théâtraleEn 1919, Lénine signait un décret en vertu duquel étaient nationalisés tous les théâtres de Russie: pas plus en Union soviétique que dans les démocraties populaires, il ne pouvait exister de théâtre privé. Toutes les entreprises théâtrales étaient prises en charge par les municipalités, les districts ou l’État, selon des modalités qui pouvaient varier de pays à pays, mais qui n’en obéissaient pas moins partout aux mêmes lignes générales. Schématiquement, l’autorité de tutelle délègue à un directeur responsable plein pouvoir sur l’entreprise qu’elle lui confie: assisté d’un conseil « artistique-économique » consultatif, qui est constitué sur une base syndicale, le directeur assure la gestion et détermine l’orientation artistique de son théâtre. En haut de la pyramide, le ministère de la Culture contrôle l’ensemble de l’activité théâtrale. En Yougoslavie, cependant, les théâtres étaient autogérés, à l’instar d’autres unités économiques de ce pays: l’assemblée générale des travailleurs de chaque théâtre désigne un conseil qui nomme le directeur, lequel, à son tour, s’entoure d’un conseil artistique; une fois assurée la participation de tous et mise en place cette hiérarchie, l’équipe est entièrement autonome et définit son répertoire comme elle l’entend, quitte à assumer le risque de ne pas être suivie par le public.En règle générale, l’autorité de tutelle (ville, province ou État) assumait 70 p. 100 environ des frais de fonctionnement des théâtres qui relevaient d’elle: cette subvention couvrait l’entretien et l’administration de chaque entreprise, ainsi que la totalité des salaires qu’elle versait au personnel technique, artistique, administratif et ouvrier; tous les employés d’un théâtre, des comédiens aux femmes de ménage, sont en effet payés à plein temps et ne peuvent être révoqués qu’avec l’accord de principe de leur organisation syndicale. Quant aux 30 p. 100 nécessaires pour équilibrer le budget (et qui représentent, grosso modo , les frais propres au montage des spectacles de la saison), ils devaient être fournis par les recettes. En Tchécoslovaquie, par exemple, sur 10 500 salariés assurant la marche de 64 théâtres, on comptait 1 millier d’administratifs, 4 000 techniciens et 2 400 artistes « solistes », le reste étant constitué par les membres des chœurs, des orchestres, des corps de ballets, etc.Tous les artistes, comédiens, metteurs en scène, décorateurs, étaient recrutés selon des critères très précis: ils devaient être diplômés d’État et sortir des instituts ou académies (presque partout, de premier ordre) qui les avaient admis par concours au début de leur scolarité. Il pouvait arriver, par exception, que des amateurs « rattrapent » le cursus ainsi défini, mais les carrières parallèles demeuraient fort rares. Une grille des salaires stricte était établie pour tous les travailleurs du théâtre, mais elle pouvait être considérablement assouplie par le jeu de primes, de prix remportés à des concours régionaux ou nationaux, de récompenses diverses: ainsi, les meilleurs comédiens et metteurs en scène (souvent nommés « artistes émérites » ou « artistes du peuple ») pouvaient être payés selon leurs mérites. Cette prime à la qualité était particulièrement élevée en Yougoslavie.Pour compenser quelque peu la rigidité de ce système, qui tournait aisément à la bureaucratie, le théâtre d’amateurs offrait parfois un ballon d’oxygène. Subventionnés par les syndicats ou, dans certains cas, par les municipalités, les troupes d’amateurs étaient particulièrement nombreuses; elles faisaient fréquemment appel à un encadrement professionnel pour tel ou tel de leurs spectacles, mais, bien que soumises au conformisme ambiant, elles étaient en mesure d’apporter, dans certaines limites, un renouvellement réel au théâtre de leur pays. Ce fut le cas en Pologne, notamment, où les troupes estudiantines ont contribué à rajeunir le répertoire et à ouvrir des voies nouvelles plus conformes à la sensibilité des jeunes générations: ainsi le théâtre Kalambur de Wroc face="EU Caron" ゥaw, le S.T.S. (Théâtre satirique des étudiants) de Varsovie, le Gong 2 de Lublin, le S.T.U. (théâtre universitaire) et le Théâtre 38 de Cracovie.On remarquera, en dernier lieu, l’intérêt extrême porté dans toutes les démocraties populaires au théâtre pour l’enfance et pour la jeunesse, subventionné de la même manière que les autres entreprises théâtrales. L’art de la marionnette, d’un haut degré de développement en Tchécoslovaquie, en Hongrie, en Roumanie et en Pologne, recevant, lui aussi, une aide considérable des pouvoirs publics.Problèmes du répertoire« Pour le pouvoir soviétique, écrivait Lounatcharski, il a été établi définitivement que le théâtre doit servir les masses populaires, et non pas simplement comme une distraction coûteuse et agréable, mais comme une grande école de la vie. » Cependant, pour fournir au théâtre les moyens d’une telle ambition et pour subvenir aux immenses besoins en textes qu’il éprouvait au fur et à mesure de son développement, il fallait un répertoire: ce n’est pas le lieu de rappeler les péripéties du long débat qui opposa en U.R.S.S. les soutiens de la tradition, les tenants d’un théâtre militant et les novateurs qui voulaient jeter les bases d’une dramaturgie en consonance avec le monde nouveau, ni les détails de la doctrine du « réalisme socialiste » qui finit par triompher dans tous les arts jusqu’aux années 1950; on peut toutefois constater que le répertoire des théâtres socialistes s’est constitué en Europe en accordant une large place à la notion de culture et en s’ouvrant à la production bourgeoise étrangère. Quatre apports se conjuguent donc pour former ce répertoire: ceux de la tradition nationale, du classicisme international, de la production contemporaine autochtone (corsetée ou non par d’étroits impératifs) et de la dramaturgie étrangère moderne.Renaissance et exploitation, d’abord, des classiques nationaux: en U.R.S.S., de Pouchkine et Gogol à l’Ukrainien Chevtchenko, à l’Azerbaïdjanais Akhoundov, à l’Arménien Soudoukian; en Roumanie, Caragiale; en Tchécoslovaquie, de Smetana à Karel C face="EU Caron" オpek; en Hongrie, J. Katona et I. Madách; en Yougoslavie, de J. S. Popovi が à M. Glisi が, sans oublier, dans chaque pays, un retour méthodique aux origines du théâtre national.Quant aux œuvres du patrimoine européen, elles ont été inlassablement jouées dans tous les pays socialistes, avec le plus grand succès: qu’il s’agisse de Shakespeare, qui arrive partout largement en tête, suivi de Molière, ou de Lope de Vega, de Calderón, de Marivaux, de Sheridan, de Beaumarchais, de Goldoni, leurs pièces ont été quasiment incorporées aux diverses traditions nationales, et il est entendu qu’elles doivent faire partie de la culture de tout un chacun.Troisièmement, chaque pays socialiste a intégré à son répertoire nombre d’auteurs nouveaux, qu’ils aient fait leurs les normes officiellement admises ou que leur production soit postérieure au réalisme socialiste. On peut citer en U.R.S.S., après les grands auteurs de la révolution entrés de plain-pied dans le répertoire, A. Arbouzov, A. Averine, S. Aliochine, M. Chatrov...; en R.D.A., outre Brecht, H. Baierl, R. Kerndl, P. Hacks, H. Salomon; en Bulgarie: G. Karaslavov, K. Zidarov, G. Djagarov; en Hongrie: G. Háy, M. Hubay, G. Illyés, I. Örkény, L. Németh; en Roumanie: A. Baranga, D. Dorian, H. Lovinescu et M. Sorescu; en Pologne: L. Kruczkowski, S. Mro face="EU Updot" 勞ek, T. Ro face="EU Updot" 勞ewicz, J. Iwaszkiewicz; en Tchécoslovaquie: F. Hrubín, J. Topol, P. Kohout, P. Karvas, F. Pavli face="EU Caron" カek, O. Danek; en Yougoslavie, enfin, à la suite de M. Krle face="EU Caron" ゼa, M. Matkovi が, M. Bor, K. Casule... Cela pour donner un bref aperçu de la richesse de la production dramatique de l’Europe orientale: plusieurs de ces écrivains sont, au demeurant, joués sur toutes les scènes du monde.La dramaturgie contemporaine étrangère, enfin, a trouvé un large accès dans les démocraties populaires, mais selon des modes fort différents de pays à pays. Les théâtres dits de l’« absurde » ou de la « cruauté » n’ont guère frayé leur chemin en R.D.A., en U.R.S.S. et en Bulgarie, même après la déstalinisation, tandis que Jean Anouilh, Friedrich Dürrenmatt, Arthur Miller ou Eduardo de Filippo y avaient largement droit de cité; la Pologne, en revanche, s’est ouverte après le retour de Gomulka au théâtre occidental le plus avant-gardiste, qui a fortement marqué ses meilleurs jeunes auteurs; la Tchécoslovaquie a découvert plus tard ce même répertoire, jusqu’aux jours où elle a été soumise à la « normalisation » et où elle a proscrit de ses scènes beaucoup de ses propres dramaturges. Il faut mettre à part le cas de la Yougoslavie, dans la mesure où elle est depuis longtemps ouverte à l’extérieur et où l’autogestion y a permis l’efflorescence d’un plus grand éclectisme, voire d’une sorte de cosmopolitisme théâtral.Sur la constitution et la nature du répertoire en Europe de l’Est, quelques indications peuvent être éclairantes; en Roumanie, sur cent pièces jouées, une soixantaine en moyenne étaient étrangères; en Tchécoslovaquie, le répertoire était composé de 13 p. 100 de classiques nationaux, de 30 p. 100 de contemporains nationaux, de 27 p. 100 de classiques étrangers et de 30 p. 100 de contemporains étrangers (dont un nombre important d’auteurs soviétiques). Si la part étrangère était moindre, peut-être, en U.R.S.S. et en R.D.A. (qui a adopté nombre d’auteurs établis en Allemagne fédérale), ces chiffres pouvaient être tenus pour révélateurs de la composition globale du répertoire dans l’ensemble des pays socialistes.Hommes et stylesSi l’observateur ne pouvait manquer d’être frappé par le haut niveau technique des théâtres socialistes et par la grande qualité professionnelle de leurs comédiens, il constatait aussi qu’ils n’avaient pas assez d’éléments en commun pour former un tout unique et cohérent. Car il existait autant de styles que de metteurs en scène notoires dans les démocraties populaires: force était de remarquer que le rôle joué par certaines individualités et par certaines équipes a été capital.En U.R.S.S., la création théâtrale a pris une sorte de rythme de croisière après l’extraordinaire effervescence créatrice qu’elle avait connue dans les années 1920-1930: l’adoption d’un stanilavskisme sans imagination, devenu doctrine officielle, la difficulté de sortir des cadres établis, la condition étroitement surveillée de la recherche artistique ont empêché, dans le pays de Meyerhold, la création d’écoles théâtrales ou l’apparition de metteurs en scène susceptibles de laisser leur marque sur la dramaturgie contemporaine: ainsi voyait-on périodiquement des tentatives prometteuses avorter. Mais, si le théâtre soviétique n’a guère dépassé ses frontières nationales ou, plus exactement, s’il n’a conquis que des succès d’estime à l’extérieur, il n’en allait pas de même pour beaucoup de républiques socialistes, dont nombre de compagnies ont inventé un style original et exercé une indéniable influence sur les professionnels du théâtre et sur les publics avertis de l’étranger.Tel est d’abord le cas du Berliner Ensemble, fondé en 1949 par Bertolt Brecht, dont la pratique théâtrale, étudiée dans le monde entier, a imposé une idée radicalement neuve des rapports de l’art dramatique et de la société. Devenue illustre en quelques années, cette maison a formé ou profondément marqué des dizaines de metteurs en scène, dont quelques-uns peuvent figurer parmi les plus importants d’Europe, comme Manfred Wekwerth ou Benno Besson (qui, après avoir dirigé le Deutsches Theater de Berlin-Est, s’est installé à Genève autour de 1980). Toujours en R.D.A., Walter Felsenstein a renouvelé les conditions d’exercice de l’art lyrique, réconciliant l’opéra et le théâtre en un « théâtre musical » où la musique se fond dans le spectacle.En Pologne, Erwin Axer, Krystyna Skuszanka, Tadeusz Kantor et, pour le théâtre de pantomime, Henryk Tomaszewski ont chacun créé un style de mise en scène qui s’est imposé au cours des rencontres internationales qui n’ont cessé de se multiplier depuis 1950. Mais c’est Jerzy Grotowski, fondateur du Théâtre-Laboratoire de Wroc face="EU Caron" ゥaw, qui a exercé un véritable magistère à l’intérieur de son pays. Sa théorie du « théâtre pauvre », ses méthodes de formation de l’acteur, l’austère beauté de ses spectacles ont suscité dans le monde entier l’intérêt le plus vif; les nombreux disciples qu’il a formés ont essaimé dans plusieurs villes étrangères et pratiquent à leur tour ce théâtre qui se veut à la fois populaire et « élitaire », en ramenant le jeu à son exercice le plus pur, c’est-à-dire au contact direct entre l’acteur et le spectateur.En Tchécoslovaquie, enfin, il faut signaler l’apport du scénographe Josef Svoboda, qui a révolutionné l’art de la décoration, de la lumière et de l’aménagement de l’espace scénique: son œuvre est tenue pour exemplaire par les hommes de théâtre. Il faut encore mentionner le théâtre Za Branou de Prague et son metteur en scène Otomar Krejca (qui a fait de nombreuses mises en scène en Occident après la fermeture de cette entreprise). Quant à Grotowski, il a dissous de son propre chef son théâtre-laboratoire le 31 août 1984.3. Le cinémaLes origines soviétiquesUn cinéma socialiste n’a vraiment de sens que dans une société socialiste, où tous les moyens de production et de distribution sont dans les mains de l’État, où la recherche du profit n’est pas le but premier de l’industrie cinématographique. Longtemps, l’Union soviétique a été le seul pays où ces conditions se trouvaient remplies. Elle connut son heure de gloire dans les années 1920, quand, parallèlement aux recherches entreprises dans tous les domaines de l’expression artistique, le cinéma soviétique, avec Eisenstein, Poudovkine, Dovjenko, Dziga Vertov, se situa à l’avant-garde du cinéma mondial.À la fin de la Seconde Guerre mondiale surgissent les régimes socialistes dans l’est de l’Europe. L’influence alors prépondérante en Union soviétique est celle du « réalisme socialiste » qui, en rupture complète avec les recherches des années 1920, témoigne du souci de mettre à la portée du plus large public des histoires simples, à forte dominante manichéenne, aux contrastes élémentaires. L’œuvre type de cette période reste La Chute de Berlin (Padenie Berlina ) de Mikhaïl Tchiaourelli, épopée en couleurs sur le dernier épisode de la Seconde Guerre mondiale en Europe. Un Staline omniscient préside imperturbablement aux destinées du peuple soviétique et de l’Armée rouge. Quand, l’armistice signé, il arrive en Allemagne et descend d’un avion soviétique tout de blanc vêtu, c’est un mélange de Dieu le Père et du Saint-Esprit (le costume blanc ajoute à la confusion) qui s’avance vers les travailleurs étrangers déportés éperdus d’admiration. André Bazin, dans une étude célèbre sur le mythe de Staline, analysant deux autres films de cette période, Le Serment (Kljatva , du même Tchiaourelli, 1946) et La Bataille de Stalingrad (Stalingradskaja Bitva , de Vladimir Petrov, 1949), a dégagé admirablement la charge historique contenue dans ces œuvres édifiantes où, plus que dans des pièces de théâtre ou des livres, se refléta l’arbitraire d’une époque.Dans les démocraties populairesTout naturellement, après l’avènement des diverses démocraties populaires, le cinéma, nationalisé dès la fin de la guerre, subit par ricochet la même influence paralysante. Au moment de la pire terreur politique, le cinéma hongrois tourne des bluettes sur la joie du travail bien accompli. Plus occidentalisé que les cinémas soviétique ou polonais, il présente sur un mode presque hollywoodien des destins sans faille. D’étonnants documents sont néanmoins filmés, aussi bien en Hongrie qu’en Tchécoslovaquie, lors des procès politiques de László Rajk (1949) et de Rudolf Slánský. Menant à son ultime conclusion la déclaration de Lénine sur l’« importance » du cinéma pour la révolution, les responsables politiques ont voulu enregistrer pour la postérité ces témoignages assez particuliers d’anciens leaders communistes brusquement mis au banc d’infamie.D’une certaine façon, l’aventure des nouveaux cinémas socialistes nés de la guerre ne commence véritablement qu’avec la mort de Staline en 1953, non sans qu’un minimum de temps ait été nécessaire pour permettre aux bouches de s’ouvrir, aux talents de s’affirmer.Le cinéma polonaisLe cinéma polonais est le premier à donner le ton. Andrzej Munk, avec Un homme sur la voie (Czlowiek na torze , 1955), Andrzej Wajda, avec Générations (Pokolenie , 1954) et Kanal (1956), dépassent les conventions du fameux « réalisme socialiste: Munk en mettant l’accent sur une aventure simplement humaine où s’est trouvé impliqué un cheminot, Wajda en inaugurant ce style flamboyant, ce retour aux sources d’un certain romantisme polonais qui le caractérisent et qui s’épanouissent dans Cendre et diamant (Popiol i diament , 1958). La Pologne, qui a vécu une expérience historique assez voisine de celle de la Hongrie en 1956, ne réussit pas à donner un ton original à sa production. Deux nouvelles personnalités émergent pourtant, qui émigrent assez vite à l’Ouest: Roman Polanski avec Le Couteau dans l’eau (Nöz w wodzie , 1962), histoire d’un curieux ménage à trois sur un yacht, et Jerzy Skolimowski, tour à tour poète, boxeur, individualiste forcené (Rysopis , 1964, portrait d’un jeune homme désabusé, solitaire; Walkover , 1966, avec le même personnage, toujours joué par l’auteur, essayant dérisoirement de s’imposer dans la société socialiste selon des méthodes « américaines », mais sans le cœur ni le contexte).Krzystof Zanussi, dans les années 1970, impose un nouveau ton qui préfigure par certains côtés les événements des années 1980. Scientifique de formation, mais catholique pratiquant, il conjugue à sa manière très personnelle les deux exigences de la Pologne moderne, la dette envers le matérialisme officiel et la foi en des valeurs supérieures. Les titres de ses films sont parfois très révélateurs, avec leur double sens: Illumination (1973), Camouflage (1977), La Spirale (1978).Il reviendra au doyen du cinéma polonais (dans les années 1970-1980), Andrzej Wajda, d’affirmer au travers de fables souvent très appuyées mais nécessaires la nouvelle exigence de vérité née avec Solidarité : le rôle politique de L’Homme de marbre (1977) et de L’Homme de fer (1981) dépasse largement leur signification artistique.Le cinéma hongroisC’est pourtant de Hongrie, à la veille des événements d’octobre-novembre 1956, que proviennent les témoignages les plus directement situés. Simultanément, en août 1956, Zoltán Fábri tourne Professeur Hannibal (Hannibal tanár úr ), où la démonstration reste au deuxième degré; un petit professeur est victime de l’insolence fasciste de l’époque du régent Horthy; Zoltán Várkonyi achève un film au titre symbolique, L’Amère Vérité , sur le scandale de la construction du métro de Budapest. Le personnage principal, sortant de prison, doit affronter le cynisme, la corruption.Après novembre 1956, les sujets contemporains ne sont plus abordés qu’avec d’infinies précautions. L’insurrection elle-même n’est évoquée avec un minimum d’honnêteté que près de dix ans plus tard, par une nouvelle génération. L’Âge des illusions (Álmodozások kora ) d’István Szabó (1965) insère des images de 1956 à sa description des destinées parallèles à cinq jeunes gens, cueillis en fin d’études avant le départ dans la vie: ouvrage en partie autobiographique où l’auteur évoque les joyeuses parades de l’ère stalinienne, et les jeunes pionniers hongrois évoluant dans une sorte de Disneyland. Quand le film est réalisé, le pays sort d’une longue période d’austérité idéologique. Ce n’est plus le stalinisme, ce n’est pas la liberté au sens occidental du terme. Dans les dernières images du film, des opératrices du téléphone répètent pendant deux ou trois minutes aux abonnés qu’elles sont chargées d’appeler: « Éveillez-vous! Éveillez-vous! Éveillez-vous! » La même année, un autre réalisateur, István Gaál, dans un second film, Les Vertes Années (Zöldár ) conte le destin d’un jeune paysan venu étudier à la ville grâce à l’aide de l’État. L’arbitraire stalinien règne, le héros se trouve placé dans des situations intenables où la seule solution devient la délation. Le thème de l’arbitraire érigé en loi ne cessera d’être présent en filigrane dans les plus importants des films sortis des studios hongrois. Un documentaire de long métrage comme Les Intraitables (Nehéz emberek , 1964) d’un metteur en scène d’une génération antérieure, András Kovács, se contente, attitude alors révolutionnaire, de donner la parole à quatre ou cinq originaux, à des personnalités non officiellement reconnues par la bureaucratie et le régime, dont le libre développement est entravé.On découvre que cet arrière-plan d’oppression physique et surtout morale offre les plus belles possibilités romanesques. Sans sacrifier une once de sincérité, un autre ancien, Károly Makk, collaborant avec l’écrivain Tibor Déry, lui-même étroitement mêlé aux événements de 1956, adapte deux nouvelles de l’écrivain qu’il condense en un seul récit: Amour (Szerelem , 1971), primé au festival de Cannes. Selon une technique de récit fragmentée qui doit beaucoup à Alain Resnais, Károly Makk transmet calmement son message, hisse sa thématique du plan politique au plan psychologique. Une femme âgée proche de la mort apprend le départ de son fils à l’étranger. Elle ne pense, elle ne vit que pour lui. Le fils est en réalité entre les mains de la police politique; l’épouse joue cette comédie pour épargner la santé de la vieille dame. Károly Makk et Tibor Déry, sans vaine littérature, disent le choc profond, l’offense aux valeurs humanistes que constitue un cas banal à sa façon, normal en son temps. Il revenait à un autre metteur en scène de cette génération, Miklós Jancsó, qui s’était pratiquement tu sous le stalinisme, de « mettre en forme » cette violence commise envers l’homme hongrois. Violence historique, souvent perpétrée par des Hongrois contre d’autres Hongrois au cours de deux siècles lourds d’histoire, le XIXe et le XXe. En collaboration avec l’écrivain Gyula Hernádi, il réalise dès 1965 Les Sans-espoir (Zsegénylegények ), sur la révolution avortée de 1848. L’action se concentre autour d’un camp d’internement. Les hommes qui ont participé à la révolte sont humiliés, incités à se trahir les uns les autres. Tournant en cinémascope, le metteur en scène déploie sur l’écran, en noir et blanc, une sorte de chassé-croisé barbare. En 1967, avec Rouges et Blancs (Csillagosok, katonák ) dont l’action se place en Union soviétique au moment de la guerre civile, en 1968 avec Silence et Cri (Csend és kiáltás ), qui se situe après la révolte avortée de la République des conseils, Jancsó pousse jusqu’à l’abstraction pure sa description de la violence, cache son message derrière des arabesques formelles de plus en plus subtiles. Avec Silence et Cri et plus encore avec Ah ! Ça ira (Fényes Szelek , 1969), film tourné en couleurs, et portant sur la création des collèges populaires et la prise du pouvoir par les communistes vers 1947-1948, la caméra devient partie intégrante de la création, entre elle-même dans la danse.Est-on à l’opposé exact du stalinisme, dans le meilleur des mondes poétiques? Agnus Dei (Égi bárány , 1971), Psaume rouge (Még kér a nép , 1972), toujours en couleurs, ces dernières étant désormais indispensables, marquent la limite extrême de l’aventure formaliste. À chaque spectateur d’y décrypter ce qu’il désire.La fin des années 1970 et le début des années 1980 coïncident avec un regain de vitalité de la cinématographie magyare. La critique se fait plus franche, plus directe, pour culminer avec Angi Vera de Pál Gábor (1981), qui décrit avec une maîtrise digne du meilleur Hollywood le lent processus de dégradation des rapports humains à l’ère stalinienne, et à l’intérieur même du parti.L’école tchécoslovaqueLe cinéma tchécoslovaque a joué son rôle dans la suite des événements qui aboutirent à l’intervention soviétique d’août 1968 et à la fin prématurée d’une expérience socialiste différente. Jusqu’au début des années 1960, le cinéma tchèque était plus connu pour ses films d’animation où s’illustra Ji face="EU Caron" シí Trnka (Les Vieilles Légendes tchèques , Le Songe , etc.). Le cinéma de fiction était dominé par Martin Fri face="EU Caron" カ et Otakar Vávra, qui avaient commencé à travailler dans les années 1930 et se voyaient souvent confier de grosses productions où le sens disparaissait totalement derrière le déploiement des effets de mise en scène. Professeur à l’école de cinéma, Otakar Vávra n’en allait pas moins contribuer à la formation d’une génération de cinéastes pour qui le leitmotiv premier serait le retour au réel et à la simplicité. Miloš Forman, réalisateur de L’As de pique (Cerny petre , 1963) et Les Amours d’une blonde (Lasky jedné plavovlasky , 1965), a expliqué comment très tôt l’objectif fut de tirer les leçons du néo-réalisme italien, de donner la parole aux gens du peuple, de ramener sur les écrans la vérité quotidienne, dont s’était totalement coupé le prétendu « réalisme socialiste ». Pour atteindre son but, Forman commence d’abord à tourner en 16 mm. Il filme dans Concours (Konkurs ) une compétition entre jeunes chanteurs de rock and roll. Déjà la méthode Forman est en place; par petites touches, le cinéaste recrée une réalité plus grande que nature en même temps que proche et familière. Il mêle le vécu et le recréé. Dans ces trois films, il s’attache d’abord à décrire une jeunesse désireuse de vivre, de réussir, de s’amuser, mais se heurtant continuellement aux routines de la vie en société. La famille sert de repoussoir aux ambitions contrariées de jeunes mal à l’aise dans leur peau. C’est cependant à Ewald Schorm que l’on doit les deux œuvres les plus décisives de ce qu’il faut bien appeler, parallèlement au printemps politique, le printemps cinématographique de Prague, Du courage pour chaque jour (Kazdy den odvahu , 1964) et Le Retour du fils prodigue (Navrat ztraceneno sgna , 1966). Sans la moindre arrière-pensée politique (mais tout art et surtout le cinéma n’est-il pas, qu’il le veuille ou non, politique), Schorm jette une sorte de cri de cœur pour dire la déshumanisation qui s’est emparée de la société où il vit. Du courage pour chaque jour montre un ancien militant de l’époque stalinienne, Jarda, encore jeune, mais en proie à un soudain désarroi dans un monde où il n’a plus exactement sa place, qui cherche désespérément à comprendre le pourquoi et le comment de cet échec alors qu’il avait cru donner le meilleur de lui-même. Sa vie amoureuse elle-même aboutit à un échec. Jarda vit dans un enfer. Très vivement pris à partie par la critique officielle pour son caractère métaphysique, le film tire précisément son originalité de présenter le problème en termes strictement individuels. Le Retour du fils prodigue analyse le cas d’un ingénieur, également jeune, interné dans un asile pour son incapacité à s’adapter à la société de consommation qui l’entoure. Schorm ici dépasse le cadre d’une société socialiste, dit la solitude, le désespoir de l’être fermé sur soi malgré une réussite apparente. Ewald Schorm aurait peut-être réussi à faire des films dans le système capitaliste, mais avec une extrême difficulté, car les sujets qu’il traitait, le plus simplement du monde, mais avec une conviction passionnée, ne correspondaient pas aux normes commerciales en vigueur. Ivan Passer (Éclairage intime , Ján Nemec (Les Diamants de la nuit , La Fête et les invités ), Vera Chytilova (Quelque chose d’autre , Les Petites Marguerites ), Jaromil Jireš (Le Premier Cri , La Plaisanterie , d’après Milan Kundera) ont chacun à leur façon, dans des genres et des styles très divers, contribué au bref éclat de ce moment privilégié du cinéma tchèque. Après août 1968, mais surtout à partir de 1969, la répression fut sévère. Du jour au lendemain, une école cinématographique qui s’était hissée au premier plan fut en quelque sorte rayée de la carte, ses membres eurent le choix entre l’émigration (Miloš Forman, Ivan Passer) et le silence. Seul Jaromil Jireš a pu continuer à travailler.Le cinéma yougoslavePar ses méthodes de production, le cinéma yougoslave se situait un peu en marge des autres cinémas socialistes. Répercutant dans son domaine propre les expériences d’autogestion appliquées dans divers secteurs de la vie politique et économique du pays, il ne dépendait plus d’une direction centralisée, mais d’une multitude de maisons de production réparties dans les six républiques. L’initiative individuelle est encouragée: trois personnes unissant leurs efforts peuvent mettre sur pied une unité de production. Mais la règle du succès demeure impitoyable. Le public yougoslave accorde d’abord ses faveurs à la production américaine, largement importée (une centaine de films par an). Du cinéma national l’intéressent en priorité les films consacrés aux histoires de partisans, exaltant inlassablement la saga de la lutte contre l’occupant. Une rupture se produisit pourtant vers 1965 avec les films d’Aleksander Petrovi が (Tri , trois épisodes de la résistance liés par la chronologie, un peu dans la veine du Paisa de Roberto Rossellini) et de Dušan Makavejev: L’Homme n’est pas un oiseau (Covec nije tijka ), regard ironique sur le retour au réel d’une société régie par le système D. En 1967, Petrovi が remporte le prix du jury de Cannes pour J’ai même rencontré des tziganes heureux (Skulpjaci Perja ); Makavejev, avec Une affaire de cœur (Ljubavni slucaj ), met en parallèle le ronron des vieux slogans et une banale histoire d’amour terminée par un suicide. Petrovi が s’oriente vers la coproduction internationale, Makavejev peut continuer à travailler en introduisant dans ses films une forte dose de sexualité qui lui ouvre les marchés étrangers. Le cas de Makavejev, seul survivant de cette production indépendante après les années 1960, rappelle la difficulté de concilier critères de qualité et grande audience.Le meilleur du cinéma yougoslave se situait hors du domaine du film de fiction, dans un cinéma d’animation, et surtout dans le film documentaire, avec Krsto Skanata. Le Premier Cas, l’homme (1964) décrit sans fard le cas d’un mineur qui a perdu son bras au travail et ne touche qu’une pension dérisoire. Le mineur exprime son indignation. À notre connaissance, seule la Yougoslavie a produit de tels ouvrages de dénonciation des injustices d’une société de type socialiste. Terroristes (1971) décrit le retour au pays, après un long exil, d’un Yougoslave qui a dénoncé ses camarades de lutte pendant la guerre. Il est accueilli à bras ouverts. L’homme a-t-il changé? La vengeance est-elle hors de propos? Mais que vaut alors la morale?Bilan et problèmesLe cinéma socialiste assurait à tous ses employés, donc aux metteurs en scène, scénaristes, techniciens, un salaire minimal qui, même modeste, leur permettait de vivre quand ils ne travaillaient pas. Théoriquement, le cinéaste, une fois son projet accepté, pouvait tourner en toute liberté. Le produit achevé allait être ou non diffusé selon les exigences de la politique du moment. Mais la majeure partie de la production, qui s’adressait au grand public et ne posait pas de questions, échappait à ces contraintes. Ce fut l’originalité d’un Miloš Forman en Tchécoslovaquie de savoir parler au plus grand nombre sans rien sacrifier de ses ambitions.Il existe cependant une contradiction entre ce qu’on peut supposer avoir été les buts d’une cinématographie socialiste et les exigences toujours prévalentes du commerce et de la rentabilité. Pour une part, les cinémas socialistes tiraient leurs revenus de films importés d’Occident, dont le choix visait à satisfaire les exigences d’un public friand de spectacles venus de cet ailleurs mythique où les problèmes réels étaient rarement effleurés. Ces réserves formulées, le système socialiste a grandement facilité l’épanouissement de deux branches en général assez sacrifiées dans les pays capitalistes (à l’exception du Canada): le documentaire et le cinéma d’animation. Films pédagogiques, de vulgarisation, films pour enfants occupaient une place importante dans les préoccupations des responsables.Le besoin d’organiser l’industrie cinématographique, de la stimuler, de la rendre moins dépendante des contraintes économiques, a suscité dans de nombreux pays des mesures qu’on ne peut exactement appeler socialistes, mais qui supposaient en haut lieu la ferme volonté de protéger le marché national, et la production nationale en général. La France a longtemps montré la voie. Par la suite, divers pays d’économie capitaliste ont suivi cet exemple. L’originalité du Brésil consista à mettre en place, au pire moment de la répression policière, un système d’aide à la production et à la distribution dont les acquis demeuraient par-delà les changements politiques.Pour les pays en voie de développement, en particulier, l’aide de l’État bien comprise est presque la condition préalable à la naissance d’une cinématographie nationale originale, qu’on parte de zéro comme les pays du continent africain, ou qu’on s’appuie sur une industrie déjà établie, comme l’Inde, l’Égypte, ou les Philippines. À l’artiste de sauvegarder son indépendance parmi les écueils tant fianciers qu’étatiques.Pour Miklós Jancsó, parlant en tant qu’artiste responsable, héritier d’une très ancienne tradition cinématographique, et ayant œuvré dans un pays du système socialiste, il n’y avait pas de différence majeure dans la lutte à mener contre l’établissement quel qu’il soit, socialiste ou hollywoodien.
Encyclopédie Universelle. 2012.